Le Comte de Saint-Germain

dans la correspondance de Jean-Baptiste Willermoz

Thierry Boudignon

(8 mars 2018)

Le Comte de Saint Germain est un personnage qui ne laisse pas indifférent, cependant l’objet d’une loge d’étude travaillant avec la méthode académique historico-critique, n’est pas de juger ou d’encenser qui que ce soit mais plus simplement d’essayer de comprendre un moment d’histoire. C’est au moyen d’une partie de la correspondance de Jean-Baptiste Willermoz que nous étudierons le comte de Saint-Germain. Il s’agit d’ « épisodes de la vie ésotérique au XVIIIe siècle », pour reprendre le titre de l’ouvrage bien connu de Gérard Van Rijnberk, épisodes dont l’un au moins n’est pas inconnu des érudits puisque René Leforestier dans son Magnum Opus La Franc-maçonnerie templière et occultiste le raconte pp. 607-608. Nous le reprenons en citant largement la correspondance de Willermoz qui nous le fait connaître. En 1781 le comte de Saint-Germain réside chez le prince Charles de Hesse dans le nord de l’actuelle Allemagne. Hesse entretient une correspondance avec Jean-Baptiste Willermoz qui réside à Lyon, et dans cette correspondance il évoque le comte de Saint-Germain. Ce sont les réponses de Willermoz, 2 ou 3 lettres, qui sont notre source principale et qui servent de guides pour narrer ces épisodes. Nous examinerons ainsi à travers ces lettres deux qualités, entre autres, attribuées au comte de Saint-Germain, celle de chimiste et celle d’alchimiste.

Les personnages

Rappelons brièvement qui sont les trois personnages concernés par ces épisodes : Willermoz ; Charles de Hesse et le comte de Saint-Germain.

Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) est un des Maçons les plus importants du XVIIIe siècle, qui entretient une correspondance avec une grande partie de l’Europe maçonnique. René Leforestier (op. cit.), p. 276, laisse entendre qu’il aurait même eu une correspondance directe avec le comte de Saint-Germain ? Quoiqu’il en soit, ce fondateur du Régime Ecossais Rectifié, est aussi un industriel, un négociant, un soyeux, un lyonnais évidemment, un homme de terrain qui, sur le plan professionnel, a plutôt bien réussi. Il est ainsi à l’image de son siècle en réunissant en sa personne les deux aspects apparemment contradictoires qui caractérisent si bien ce qu’on appelle les Lumières : les lumières de la raison (c’est le chef d’entreprise) et celles de l’illuminisme (c’est le mystique pour reprendre le titre du livre d’Alice Joly). Au moment des faits que nous allons raconter il a 51 ans.

Charles de Hesse (1744-1836) est un prince, allemand, petit-neveu de George II roi de Grande-Bretagne ; neveu de Louise reine du Danemark ; gendre de Frédéric V roi du Danemark et de Norvège etc. etc. ; c’est aussi un franc-maçon qui entretint une correspondance importante avec Willermoz, entre autres. Peut-être plus que Willermoz il est sensible au versant illuministe de son siècle. C’est un homme qui cherche le merveilleux, peut-être exagérément, et qui en tout cas, et un peu comme tous ceux qui souhaitent s’échapper ou dépasser le monde matériel qui nous entoure, cherche confusément un indice au moins, une preuve au mieux, du monde invisible, spirituel, transcendant, d’un autre monde auquel il aspire. Au moment des faits il a 37 ans et Willermoz a très certainement une grande influence sur lui, même si le lyonnais qui connaît sa place dans la hiérarchie sociale s’adresse toujours au prince avec beaucoup de déférence et de précaution surtout quand il n’approuve pas son illustre correspondant.

Le 3e personnage de cette histoire, c’est évidemment le comte de Saint-Germain. Au début des années 1780, le prince l’a accueilli chez lui et il n’est pas douteux que le comte a exercé une grande influence sur son hôte. Au moment des faits il a 80 ans environ et une aura certaine, ce qui peut fasciner le prince encore jeune et en quête de merveilleux. Qui est-il au juste ? Il a porté plusieurs noms (dans les documents cités infra on trouve seulement : « comte de Saint-Germain » ou « comte de Welldone » mais il a en eu d’autres). Dire que les avis de ses contemporains sont partagés sur ce personnage est un euphémisme : cultivé, musicien, agent secret, négociateur pour le roi Louis XV, franc-maçon, voyageur cosmopolite, polyglotte, chevalier d’industrie, charlatan, imposteur, mythomane, etc. Peut-être ce qui le caractérise le mieux est le mot « aventurier ». Il serait même le prototype de ces aventuriers « ésotéristes » du XVIIIe siècle à l’image des Cagliostro, des Martinès de Pasqually et consorts et ces aventuriers, quoiqu’on pense d’eux, ont aussi leur noblesse.

Mais qu’en pense Willermoz ? Dans une lettre à Charles de Hesse du 15 juin 1781 (1), il écrit :

« Je connais de réputation Monsieur le comte de Saint-Germain comme toute l’Europe le connaît. J’ai entendu parler souvent de son grand âge extraordinaire, de quelques anecdotes singulières, de ses rares connaissances dans la chimie, dans les sciences naturelles, même dans l’art des adeptes comme possédant le secret de la médecine universelle »

On aura reconnu dans ce portrait la dimension cosmopolite européenne du personnage, et quelques uns des pouvoirs extraordinaires qu’on lui attribue : une quasi immortalité, (en cela ce pourrait être aussi le portait de Cagliostro) et de rares qualités de chimiste et d’alchimiste puisqu’il connaîtrait le secret de la médecine universelle.

Mais Willermoz est un homme prudent : il réserve son jugement et reconnaît que ce qu’il sait du comte étant basé :

« sur de simples et de si vagues assertions plus dénuées (…) de preuves que de probabilités, j’ai cru devoir suspendre mon jugement sur son compte, (…) jusqu’à ce que d’heureuses circonstances (…), me missent à portée d’apprécier le tout et d’en porter un jugement plus certain. »

Ces circonstances vont arriver.

Hesse, lui, est plus enthousiaste. La notice qui est consacrée au comte in le Monde maçonnique des Lumières p. 2454, nous le confirme. Il tenait Saint-Germain en très haute estime et parle de lui ainsi :

« Ami de l’humanité, ne voulant de l’argent que pour le donner aux pauvres (…) son cœur ne s’occupait que du bonheur d’autrui. Il croyait rendre le monde heureux en lui procurant de nouvelles jouissances, de plus belles étoffes, de plus belles couleurs, à bien meilleur marché ». Portrait flatteur et beau !

1. Le comte de Saint-Germain chimiste

« De plus belles étoffes, de plus belles couleurs, à bien meilleur marché » tel est le cœur de l’épisode de la vie ésotérique que nous voulons évoquer, c’est-à-dire le comte de Saint-Germain, chimiste, inventeur de teintures merveilleuses.

Emerveillé, le prince l’est, par ce que lui montre le comte. Le 20 mai 1781 il avait écrit à Willermoz, qui le cite :

« Ce sont les plus belles couleurs de toutes les nuances imaginables, d’une splendeur extraordinaire, et quelques tendres qu’elles soient, comme couleurs de rose, paille, gris clairs, vert, bleu mourant, etc. ; elles sont toutes fixes et d’une durée éternelle, sans que rien de ce qui altère ordinairement les autres couleurs comme acides, soleil, air, temps pluvieux etc. ne puisse les endommager le moins du monde. (2) »

Dans son enthousiasme, Hesse, qui se souvient que Willermoz est un « fabricant en étoffes de soie et d’argent, et commissionnaire en soieries » lui propose de bénéficier de ce secret extraordinaire, qui aurait l’avantage de soulager le lyonnais de ses contraintes professionnelles, contraintes dont il se plaignait amèrement.

Willermoz est intéressé évidemment d’autant plus qu’il s’agit d’une proposition princière qu’il ne peut refuser impunément. Il écrit donc au prince le 15 juin 1781 :

« L’art de fixer par la teinture toutes sortes de couleurs sur la soie sans en altérer la qualité ni l’éclat, sans augmenter pour cela le prix (…) est sans contredit un secret précieux pour le commerce (…). Ainsi l’offre que Votre Altesse Sérénissime a la bonté de me proposer [de m’y faire participer exclusivement en France pour la distribution de ces teintures] est un bienfait réel. »

Un bienfait réel certes ! Mais Willermoz est un réaliste aussi ajoute-il :

« Un bienfait réel dont l’étendue ne peut cependant être appréciée que par le succès incontestable de la fixité de ces couleurs après les épreuves convenables. »

Et il abreuve le prince d’un certain nombre de considérations techniques relatives à l’art de teindre la soie pour conclure :

« Si donc la teinture dont Monsieur le comte de Welldone est l’inventeur réunit sur la soie, comme Votre Altesse Sérénissime en paraît présentement persuadée, le triple avantage de la permanence des couleurs, d’ajouter à leur éclat et de conserver les bas prix ordinaires de la teinture commune, il n’est pas douteux que le succès de toute préférence dans la consommation est assuré. »

Et il remercie le prince qui lui a envoyé quelques productions du comte de Saint-Germain :

« Le blanc de la flotte (3) qui s’est trouvée jointe à la lettre de Votre Altesse Sérénissime (…) m’a paru très beau et brillant, mais je ne saurais encore décider si son éclat et sa netteté proviennent de la teinture ou de la qualité de la soie, car on en connaît plusieurs même du cru de France »

Et il termine sa lettre en donnant, à la demande du prince, tout un ensemble d’informations sur le « prix courant des diverses teintures usitées dans la manufacture de Lyon, qui est la plus considérable de toutes celles de France ».

Le temps passe et nous voici en octobre 1781, Willermoz a réalisé les « épreuves convenables » sur les étoffes et couleurs faites par le comte de Saint-Germain et le résultat n’est guère concluant. Le comte, quand il l’apprend par Hesse, n’est évidemment pas content et le lui fait savoir et le prince le fait savoir à Willermoz. Le comte prétend que Willermoz est inexpérimenté en ce domaine et qu’il y est allé trop fort avec ces « épreuves » Willermoz, piqué au vif, décrit alors au prince et très précisément en professionnel qu’il est, les « trois espèces d’épreuves (…) qui sont : 1° le débouilli, 2° les acides, jus de citron tièdes et froids, 3° le desséchement des échantillons à l’air et au soleil. »

C’était justement, les épreuves auquelles, selon les mots même du prince, étaient censées résister ces étoffes. En voici un exemple :

« Toutes les teintures de Monsieur le comte de Saint Germain étant annoncées fixes, j’ai dû (…) m’assurer de leur fixité par le débouilli, (…). En conséquence j’ai jeté toutes ces couleurs dans la chaudière de savon bouillante et aussi une flotte de notre cramoisi fin (c’est-à-dire les productions lyonnaises de Willermoz). Au bout de 5 minutes j’ai retiré le tout ; notre cramoisi fin s’est trouvé intact ; les bleu, vert, jaunes et couleurs tendres de Monsieur le comte sont devenues blanches, (…) ainsi que Votre Altesse Sérénissime pourra le vérifier par les échantillons ci-joints ».

Evidemment le coup est rude et Willermoz essaye de l’atténuer en reconnaissant que les teintures du comte

« étaient cependant en général bien plus solides que nos teintures ordinaires » et en ajoutant que la proposition du prince de lui faire bénéficier des secrets du comte lui serait toujours très « avantageuse » de même qu’il « serait très flatté et désireux que ce projet put avoir son accomplissement ». Mais on l’a bien compris, Willermoz, avec toutes les précautions d’usage adresse une fin de non-recevoir à cette proposition et n’est pas convaincu par les « rares connaissances dans la Chimie » du comte de Saint-Germain.

2. Le comte de Saint-Germain alchimiste

On a vu que la rumeur publique attribue au comte la connaissance de « l’art des adeptes ». Willermoz, quant à lui, se méfiait de l’alchimie, et pourtant, même avec réticence et sans doute poussé par son frère comme on va le voir, il s’adresse indirectement au comte pour lui demander son aide comme alchimiste :

« Puisque Monsieur le comte de Saint Germain [est auprès de Votre Altesse Sérénissime et qu’elle a obtenu sa confiance entière,] s’il était vrai, comme on le prétend, qu’il posséda quelques connaissances rares dans l’art de guérir certaines maladies, [Votre Altesse Sérénissime] me permettrait-elle d’oser recourir à ses bontés dans un cas urgent en faveur d’un homme qui m’est infiniment cher, qui tend à sa fin prochaine s’il n’est de manière ou d’autre promptement secouru et qui me présente journellement un spectacle déchirant pour mon cœur qui abrège mes jours. »

Cet homme continue Willermoz est « attaqué à un degré très grave de la maladie de la pierre compliquée avec d’autres maux graves aussi au col de sa vessie. »

Ce malade, c’est son frère, Pierre-Jacques Willermoz. C’est un médecin qui sait que s’il n’est pas opéré il va mourir. Il sait aussi que si on l’opère il va certainement souffrir affreusement et peut-être mourir : perspectives peu encourageantes. Lorsqu’il était à Montpellier, pour ses études, il a vu « guérir cette même maladie sans opération par un homme et par un remède inconnu » Alors, probablement, demande-t-il à son frère Jean-Baptiste d’intervenir. Celui-ci n’est guère enthousiaste et même très sceptique vis-à-vis de l’alchimie mais Pierre-Jacques doit le presser et Jean-Baptiste cède :

« après avoir beaucoup hésité, j’ose enfin prendre la liberté de réclamer vos bontés auprès de Monsieur le comte de Saint Germain si ses connaissances répondent en effet à sa réputation ; (…) j’ose encore la supplier de m’honorer d’une prompte réponse sur cet objet. (4) »

Si je ne connais pas encore la réponse de Hesse, nous savons que Pierre-Jacques Willermoz ne bénéficiera pas de la « médecine universelle » du comte de Saint-Germain et qu’en désespoir de cause il consentira à l’opération qui se déroulera dans d’horribles souffrances mais qu’il survivra.

Mais on l’a compris, cette guérison ne fait pas du comte de Saint-Germain un alchimiste patenté.

Ainsi ces deux épisodes montrent l’ambivalence, l’ambigüité des Lumières. On cherche à être raisonnable sans s’interdire de croire à l’extraordinaire, au surnaturel, même décevant.

Willermoz reparlera du comte de Saint-Germain dans une lettre de juin 1784. Le comte est mort dans la résidence du prince en février. Hesse l’a informé et lui a raconté les derniers entretiens qu’il a eus avec Saint-Germain. Willermoz répond :

« J’ignorais la conversation dernière de Votre Altesse Sérénissime avec le défunt comte de Saint-Germain qui est vraiment très intéressante, et je la remercie infiniment d’avoir daigné de m’en faire part. Je reprendrai cet article dans quelques moments plus tranquilles. (5) »

Et c’est ce que nous ferons peut-être si Willermoz a pu exécuter ce projet.

Discussion :

Ces épisodes expriment la mentalité d’une époque.

On ne peut que constater de grandes ressemblances entre des personnages comme le comte de Saint-Germain, Cagliostro et de Pasqually :

  1. Ce sont des gens « secrets » qui portent des titres incertains et dont on ignore l’âge et leur passé en général maçonnique ou non ;
  2. Ce sont des gens qui ont un extraordinaire charisme ainsi qu’en témoignent les contemporains qui les ont rencontrés.
  3. Ce sont des gens itinérants qui, lorsque leur influence s’émousse, et pour se faire oublier quelques temps, voyagent à travers l’Europe et même au-delà ;
  4. Ce sont des gens sans revenus connus ; ils vivent souvent dans l’entourage des grands de leur époque qui ont d’ailleurs l’habitude d’avoir des commensaux, ce qui n’en fait pas pour autant des escrocs.

Une seule chose différencie Saint-Germain de ses confrères, c’est qu’il n’a pas créé de système maçonnique même s’il aurait prétendu posséder de « hauts grades ». C’est seulement à la fin du XIXe siècle que son nom sera repris par la société théosophique de Mme Blavatsky qui lui donnera ainsi une postérité maçonnique posthume qui l’aurait assurément bien étonné.

Notes :

  1. Archives de l'Ordre des Francs-maçons Danois à Copenhague (Danemark), F II 10 f 9. Nous remercions M. Reinhard Markner de nous avoir aimablement communiqué copie de ces documents.
  2. Lettre du 1er octobre 1781, F II 10 F 17.
  3. Echeveau ou assemblage de fils.
  4. Lettre du 15 juin 1781, citée.
  5. Lettre du 23 juin, F II 10 F 40.